LE MIEL INALTÉRABLE de Marguerite Yourcenar

Le miel inaltérable au fond de chaque chose

Est fait de nos douleurs, nos désirs, nos remords ; 

L’alambic éternel où le temps recompose

Les larmes des vivants et la pitié des morts.

D’identiques effets regerment de leur cause ; 

La même note vibre à travers mille accords ; 

On ne sépare pas le parfum de la rose ;

Je ne sépare pas votre âme de son corps.

L’univers nous reprend le peu qui fut nous-mêmes. 

Vous ne saurez jamais que mes larmes vous aiment ; 

J’oublierai chaque jour combien je vous aimais.

Mais la mort nous attend pour nous bercer en elle ; 

Comme une enfant blottie entre vos bras fermés, 

J’entends battre le cœur de la vie éternelle.

UNE CHAROGNE de Charles Baudelaire

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

– Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !

BOUCHE DE REINE de Louise de Vilmorin

La Reine en moi bercée
Me donne sa grandeur
Je suis la tour hantée
Dont les hommes ont peur.

Bouche de Reine
Sans un baiser,
Tour sur la plaine
Sans escalier.

Mes yeux sont les fenêtres
Où brillent ses beaux yeux,
La Reine va paraître
Chassant les amoureux.

Nul ne me dit :
« Viens ma maîtresse
Il est minuit
Dénoue tes tresses. »

Une Reine est en moi
Qui défie l’aventure,
Sa main est en mes doigts
Mon corps est son armure.

Et nul ne veut
De ma personne
Car je suis deux
Quand je me donne.

UN PETIT POISSON, UN PETIT OISEAU de Juliette Gréco

Un petit poisson, un petit oiseau
S’aimaient d’amour tendre
Mais comment s’y prendre
Quand on est dans l’eau
Un petit poisson, un petit oiseau
S’aimaient d’amour tendre
Mais comment s’y prendre
Quand on est là-haut

Quand on est là-haut
Perdu aux creux des nuages
On regarde en bas pour voir
Son amour qui nage
Et on voudrait bien changer
Au cours du voyage
Ses ailes en nageoires
Les arbres en plongeoir
Le ciel en baignoire

Un petit poisson, un petit oiseau
S’aimaient d’amour tendre
Mais comment s’y prendre
Quand on est là-haut
Un petit poisson, un petit oiseau
S’aimaient d’amour tendre
Mais comment s’y prendre
Quand on est dans l’eau

Quand on est dans l’eau
On veut que vienne l’orage
Qui apporterait du ciel
Bien plus qu’un message
Et pourrait changer d’un coup
Au cours du voyage
Des plumes en écailles
Des ailes en chandail
Des algues en paille

Un petit poisson, un petit oiseau
S’aimaient d’amour tendre
Mais comment s’y prendre
Quand on est dans l’eau
Un petit poisson, un petit oiseau
S’aimaient d’amour tendre
Mais comment s’y prendre
Quand on est là-haut

Mais comment s’y prendre
Quand on est dans l’eau

VIEILLE CHANSON DU JEUNE TEMPS de Victor Hugo

Je ne songeais pas à Rose ;
Rose au bois vint avec moi ;
Nous parlions de quelque chose,
Mais je ne sais plus de quoi.

J’étais froid comme les marbres ;
Je marchais à pas distraits ;
Je parlais des fleurs, des arbres
Son oeil semblait dire:  » Après ? « 

La rosée offrait ses perles,
Le taillis ses parasols ;
J’allais ; j’écoutais les merles,
Et Rose les rossignols.

Moi, seize ans et l’air morose ;
Elle, vingt ; ses yeux brillaient.
Les rossignols chantaient Rose
Et les merles me sifflaient.

Rose, droite sur ses hanches,
Leva son beau bras tremblant
Pour prendre une mûre aux branches
Je ne vis pas son bras blanc.

Une eau courait, fraîche et creuse,
Sur les mousses de velours ;
Et la nature amoureuse
Dormait dans les grands bois sourds.

Rose défit sa chaussure,
Et mit, d’un air ingénu,
Son petit pied dans l’eau pure
Je ne vis pas son pied nu.

Je ne savais que lui dire ;
Je la suivais dans le bois,
La voyant parfois sourire
Et soupirer quelquefois.

Je ne vis qu’elle était belle
Qu’en sortant des grands bois sourds.
 » Soit ; n’y pensons plus !  » dit-elle.
Depuis, j’y pense toujours.

LA LORELEY de Guillaume Apollinaire

À Bacharach il y avait une sorcière blonde
Qui laissait mourir d’amour tous les hommes à la ronde

Devant son tribunal l’évêque la fit citer
D’avance il l’absolvit à cause de sa beauté

Ô belle Loreley aux yeux pleins de pierreries
De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie

Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits
Ceux qui m’ont regardé évêque en ont péri

Mes yeux ce sont des flammes et non des pierreries
Jetez jetez aux flammes cette sorcellerie

Je flambe dans ces flammes ô belle Loreley
Qu’un autre te condamne tu m’as ensorcelé

Évêque vous riez Priez plutôt pour moi la Vierge
Faites-moi donc mourir et que Dieu vous protège

Mon amant est parti pour un pays lointain
Faites-moi donc mourir puisque je n’aime rien

Mon cœur me fait si mal il faut bien que je meure
Si je me regardais il faudrait que j’en meure

Mon cœur me fait si mal depuis qu’il n’est plus là
Mon cœur me fit si mal du jour où il s’en alla

L’évêque fit venir trois chevaliers avec leurs lances
Menez jusqu’au couvent cette femme en démence

Va-t’en Lore en folie va Lore aux yeux tremblants
Tu seras une nonne vêtue de noir et blanc

Puis ils s’en allèrent sur la route tous les quatre
La Loreley les implorait et ses yeux brillaient comme des astres

Chevaliers laissez-moi monter sur ce rocher si haut
Pour voir une fois encore mon beau château

Pour me mirer une fois encore dans le fleuve
Puis j’irai au couvent des vierges et des veuves

Là-haut le vent tordait ses cheveux déroulés
Les chevaliers criaient Loreley Loreley

Tout là-bas sur le Rhin s’en vient une nacelle
Et mon amant s’y tient il m’a vue il m’appelle

Mon cœur devient si doux c’est mon amant qui vient
Elle se penche alors et tombe dans le Rhin

Pour avoir vu dans l’eau la belle Loreley
Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

Guillaume Apollinaire, Rhénanes, Alcools, 1913

J’VOUDRAIS QUE QUELQU’UN ME CHOISISSE de Dani

J’voudrais que quelqu’un me choisisse 
Que quelqu’un m’aime avant qu’j’moisisse 
Un garçon vaillant accomplisse 
Ce p’tit exploit, vouloir de moi

Le premier pas, je l’ferai pas 
J’laisse le prince charmant faire un peu d’exercice 
Moi j’attends mais faut dire pour l’insant 
Personne vient proposer ses services, proposer ses services

J’voudrais que quelqu’un me choisisse 
Que quelqu’un m’aime avant qu’j’moisisse 
J’crirai pas « Allo police » 
Si un rôdeur chaparde mon coeur

Je vaux de l’or, j’suis un trésor 
Mais la vie me traite comme un tas d’immondices 
Y’a des filles qui traînent une escadrille d’amoureux au sourire dentifrice 
Au sourire dentifrice

J’voudrais que quelqu’un me choisisse 
Que quelqu’un m’aime avant qu’j’moisisse 
J’guette en vain l’entré en lice 
Du chevalier sur son destrier

Faut qu’y s’dépêche, j’suis encore fraîche 
Mais à poireauter je crois que j’dépérisse 
Est-c’que dieu pourra du haut des cieux 
Tolérer longtemps cette injustice 
Longtemps cette injustice 
Longtemps

https://youtu.be/aUIAcImT0ls

JE VOUDRAIS DORMIR de Jeanne Cherhal

Je suis debout dans la cuisine et je ne pense à rien.
Enfin à rien, c’est difficile, même impossible.
Y a toujours un petit quelque chose qui vient on ne sait
d’où,
un détail sur le mur le papier peint, une parole pas
digérée.
Quand on voudrait avoir la tête vide ça nous vient comme
ça.
Je voudrais dormir.

HEROES de David Bowie

I, I will be king
And you, you will be queen
Though nothing will drive them away
We can beat them, just for one day
We can be Heroes, just for one day
And you, you can be mean
And I, I’ll drink all the time
‘Cause we’re lovers, and that is a fact
Yes we’re lovers, and that is that
Though nothing, will keep us together
We could steal time, just for one day
We can be Heroes, forever and ever
What d’you say ?
I, I wish you could swim
Like the dolphins, like dolphins can swim
Though nothing, nothing will keep us together

We can beat them, forever and ever
Oh we can be Heroes, just for one day
I, I will be king
And you, you will be queen
Though nothing will drive them away
We can be Heroes, just for one day
We can be us, just for one day
I, I can remember (I remember)
Standing, by the wall (by the wall)
And the guns, shot above our heads (over our heads)
And we kissed, as though nothing could fall (nothing could fall)
And the shame, was on the other side
Oh we can beat them, forever and ever
Then we could be Heroes, just for one day
We can be Heroes
We can be Heroes

We can be Heroes
Just for one day
We can be Heroes
We’re nothing, and nothing will help us
Maybe we’re lying, then you better not stay
But we could be safer, just for one day
Oh-oh-oh-ohh, oh-oh-oh-ohh, just for one day

https://youtu.be/lXgkuM2NhYI

FANTÔMES ET FARFAFOUILLES de Fredric Brown

Les illustres inconnu·e·s, ma marotte !

Cette période estivale aura été riche en découvertes ! Pas de raison que je ne vous en fasse pas profiter ! Je continue donc sur ma lancée d’auteur·e·s notoirement inconnu·e·s. Après Alexandre Vialatte, après Marcelle Sauvageot… Tadam 🥁… Voici Fredric Brown 🥳🥳🥳🥳

C’est qui ce mec 😱 ? Pourquoi, diantre, n’en n’ai-je jamais entendu parler ? À croire que je suis obsédée par le mainstream… Mais pas du tout !

Bref, le hasard fait que j’entends ce nom, puis je le lis 🤔 (le nom). Pas possible il doit y avoir une erreur, jamais vu un prénom écrit comme ça ! On écrit Frédéric, Frédérique, Frederic mais pas Fredric bordel ! Il est Allemand ? Ou Prussien, je ne vois que ça. Au mieux, les parents avaient abusé du schnaps avant la déclaration de naissance. Perdu ! Il est américain !

Un peu perplexe, je poursuis mes recherches. Ce n’est pas gagné !

  • Il a écrit plein de nouvelles (je HAIS les nouvelles 😤).
  • Il est considéré comme le Maître de la micronouvelle et de la la nouvelle brève (short short story). Il y a donc pire que la nouvelle 😱 !
  • De science-fiction (ahahah, rire nerveux), je ne suis vraiment pas fan du genre science-fiction en littérature. La science-fiction, c’est en BD et au cinéma et les vaches seront bien gardées !
  • Il a également écrit des romans policiers (j’entrevois une lueur d’espoir).
  • Je continue quand même (on frôle le masochisme) et j’apprends qu’il a eu le prix Edgar Allan Poe récompensant la meilleure œuvre policière pour Crime à Chicago (merde, c’est une référence ça, n’oublions pas que j’adooooore les prix).

Dans un moment d’égarement, je décide de commander son recueil de nouvelles le plus connu, Fantômes et Farfafouilles. Je vous passe la tête et les vannes de mon libraire, qui commence à avoir, désormais, un chouïa la boule au ventre quand je me dirige vers lui d’un pas décidé.

Que Fredric ne soit pas connu relève de l’incompréhensible !

J’étais censée détester. Tous les voyants étaient au rouge. Un petit livre contenant 42 nouvelles. AU SECOURS !!!

C’est juste saisissant et bluffant ! Il réussit, en une à deux pages, à résoudre la quadrature du cercle : il pose ambiance, personnages, intrigue… et termine l’air de rien par une vraie chute. Ce que bon nombre d’écrivains n’arrive pas à faire en 150 pages !

Malgré tout le désamour que j’éprouve pour les nouvelles, je pense que c’est la marque des très grands que de savoir raconter une histoire claire et brève. Réussir à accoucher d’un récit construit, maîtrisé, qui vous embarque, vous fait ressentir un maelström d’émotions et vous habite longtemps après l’avoir terminé.

En cela, Fredric est fort, très très fort.

Rien ne manque, rien n’est en trop. Son style à la fois dépouillé de tout superflu reste suffisamment précis et acéré pour faire naître un monde sous vos yeux en seulement dix lignes.

Tout est singulier chez lui, ses univers, son humour (souvent noir), son impertinence… Bien sûr il y a de la science-fiction mais pas que… Du normal, du quotidien qui dérape, dérange, inquiète.

En le lisant, j’imaginais sa maison. L’intérieur de Fredric Brown est classique, un tantinet suranné (bienvenu dans les années 60, aux Etats-Unis), bien tenu, une décoration chaleureuse mais pas ostentatoire… Puis un détail, un bibelot, incongru. Pas vraiment étrange mais suffisamment pour jeter le trouble. Vous continuez la visite mais vous êtes troublé, mal à l’aise, partagé entre l’envie de rire et celle de fuir.

J’ai aimé la quasi totalité des nouvelles mais celle qui me hante encore est d’une normalité affligeante : l’Anniversaire de Grand-mère.

Gros Big Up à la traduction !

On oublie trop souvent les traductrices / traducteurs. Ils font un travail d’orfèvre. Quelle difficulté ce doit être de saisir la petite musique de l’auteur·e, de respecter son rythme, de retranscrire la substantifique moelle, trouver le mot juste, la bonne expression.

Dans le cas de Fredric, il me semble que cela doit être une vraie gageure. Bravo donc à Jean Sendy 👏.

Et, si jamais cet article ne vous a pas donné envie (😫😫😫), je pose là le petit texte de la quatrième de couverture. En deux mots : lisez Fredric !

Le principe selon lequel le fakir oblige une corde à se dresser en jouant du flageolet a autant de valeur scientifique que celui de la drogue d'immortalité, inventée vers 1980, et dont le secret se serait perdu depuis... En tout cas, c'est ce que prétend l'auteur. Pince-sans-rire, rabelaisien ou franchement abominable selon les cas, Brown a en outre la vertu rare de ne pas étirer sur dix pages une idée qui tient en dix lignes.
Mais attention : chaque texte est une bombe à retardement, un défi à votre perspicacité. Chacun de ces titres farfelus annone un coup de poing, mais impossible de savoir où le poing va aboutir. Rien ne permet de deviner avant la chute si l'on est en train de lire une histoire à rire ou à donner le frisson.

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