LES ANNÉES de Annie Ernaux

Ça va pas être la chronique la plus rigolote, mais quel livre !

Moi qui suis encline à la nostalgie et la mélancolie, WoW, j’ai été servie. Ça m’a bien mise à l’envers.

Je ne sais même pas par où commencer.

Par le début, peut-être.

Ce livre embrasse les années de 1941 jusqu’à 2006. Sa vie.

Elle part de photos d’elle prises à différentes époques, en noir et blanc, puis en couleurs. À partir de ces archives qu’elle décrit minutieusement – le lieu, la pose, les habits, le sourire ou l’absence de sourire – elle égrène ses souvenirs, entre dans l’intime puis dans l’époque. Comme les ondulations de l’eau quand on fait un ricochet, le prisme s’amplifie.

À quoi pensait cette petite fille, cette adolescente, cette femme ? Quels étaient ses rêves, sa vie, son état d’esprit. Où était-elle ? Comment vivaient les gens ? Elle nous parle de la grande histoire et de la petite. Son récit sociologique réussit à nous embarquer. Les élections qui apportent leur lot d’espoir et de désillusions, les avancées, les reculs, les révoltes, les faits divers qui ont secoué ces années-là, les publicités, les films. Tout y passe, la reconstruction de la France d’après-guerre, les hypermarchés, les autoroutes, la société de consommation, mai 68, Jean-Claude Killy, le mange-disques.

Elle évite la narration auto-centrée en utilisant la troisième personne du singulier. À la fois pour prendre de la distance avec ses souvenirs, ne pas laisser l’affect prendre le dessus et pour qu’on puisse s’approprier le livre. Avec des mots simples, justes, qui disent le passé, le temps qui passe et les disparus.

Il y a peu de ponctuations, les souvenirs affluent, fusent tels des diables sortant de leur boîte. Il faut que ça sorte.

Contrairement aux autres livres que j’ai lus d’elle, c’est une structure horizontale. Il n’est pas construit autour d’un thème principal : la condition de la femme ou le transfuge de classe. Tout est évoqué qui peut permettre de restituer l’époque. Les souvenirs sont à la fois prétexte et essence du livre.

C’est un véritable tour de force, écrire une autobiographie qu’elle s’astreint à rendre impersonnelle. C’est notre passé commun qu’elle ressuscite, notre mémoire collective.

Et c’est comme ça qu’on se retrouve à chialer.

A partir de la moitié du livre, je me souviens de tout, Ranucci, les brigades rouges, « À la pêche aux moules, moules, moules ». Je me revois dans la salle à manger de mes grand-parents, assise en tailleur sur le tapis, devant les informations. Je revois cette voiture, coffre ouvert où on a retrouvé le corps d’Aldo Moro.

J’essaie de plaisanter pour faire fuir les larmes : « C’est pas rassurant de me souvenir de la quasi-totalité de l’autobiographie d’une femme qui a 30 ans de plus que moi « .

Et pourtant j’y retourne, accro à cette mélancolie douce et sucrée qu’est le temps qui ne reviendra plus. J’y reviens à ce goût doux-amer, je m’y vautre même, avec complaisance. Ça fait mal mais c’est bon.

Puis, je me demande si ce livre parlerait à mes filles. Je ne sais pas s’il est accessible à tous, à toutes les générations, s’il est « universel » comme on dit. Il y a tellement de références temporelles.

Et le début 🤩, et la fin 🤩 !

C’est sobre, c’est brut, dépouillé, presque violent. Comme si elle nous l’imposait.

C’est Annie et son supplément d’âme, celui qui fait de ses livres une œuvre.

UNE CHAROGNE de Charles Baudelaire

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

– Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !

CEUX QUI RESTENT de Jean Michelin

Qui est Jean Michelin ?

Un militaire et écrivain français. Ça claque non ?

Comment je l’ai connu ? Diantre, sur Twitter !

Il y raconte des trucs… à tendance militaire vu qu’il en est. Mais pas que. Il alterne les tweets drôles, intéressants, érudits et empreints d’humanité (et parfois les 4 à la fois).

Je suis comme beaucoup, pas particulièrement passionnée par l’armée mais reconnaissante quand elle intervient dans des zones-où-personne-n’a-envie-d’être-mais-faut-bien-que-quelqu’un-s’y-colle. Et puis la vie a fait que je fréquente régulièrement l’hopital militaire Percy. Forcément vous croisez des soldats, certains fringuants, certains abimés, et alors, le temps d’un instant, ça devient concret et ça vous saute à la gueule.

Je savais qu’il avait écrit un premier livre sur l’une de ses missions en Afghanistan. « Jonquille », du nom de sa compagnie. J’apprends qu’il sort son premier roman : « Ceux qui restent ».

Il écrit bien. En tous cas ses tweets. Ça peut paraître anecdotique, mais c’est un exercice difficile : réussir à intéresser et à créer du lien en 280 caractères.

Et puis, le mec sur la couverture du livre est beau comme un camion.

Zou ! C’est parti !

Ceux qui restent

Le caporal Lucien Guyader, alias Lulu, a disparu. Pas sur le front, non. Il est parti de chez lui. il s’est évaporé. Tout pointe une disparition volontaire. L’histoire devrait se terminer au bout de deux pages. S’il ne réapparaît pas, il sera déclaré déserteur et basta. Mais c’est sans compter sur ses camarades. Stéphane, son ex-chef qui a quitté l’armée pensant trouver enfin la paix de l’âme après une mission à l’issue tragique. Charlier, le tout nouveau qui le remplace et qu’a pas les codes. Marouane, le gars solide, un peu trop, qui alerte tout le monde. Et Romain qui ne sait pas trop ce qu’il fait là et à qui on donne des habits trop grands pour lui.

Ces quatre hommes vont partir à la recherche de Lulu.

Un thriller

C’est une véritable enquête qui commence. Une enquête qu’ils mènent seuls, au risque de tout perdre, leur famille, leur métier.

Pourquoi retrouver Lulu est-il si important ? C’est un frère d’armes ? Ok, mais y’en a un qui le connaissait même pas. Et les trois autres, qui pensaient si bien le connaître, à grand renfort de souvenirs et d’anecdotes. Parce que qu’est-ce qui peut être plus authentique que l’épreuve du feu ? Hein ? On se met à nu au service du groupe. Et bien, ils n’en finissent pas de le découvrir.

Alors pourquoi courir après un indice, même minime qui les mènera nulle part ? Pourquoi sauver Lulu ?

Peut-être pour se sauver eux-mêmes. Peut-être parce que Lulu, c’est eux. Parce qu’eux aussi un jour ça peut craquer et ils peuvent partir. Et inconsciemment je crois qu’ils aimeraient que quelqu’un les cherche. Pour que ce soit pas complètement fini, complètement foutu. Que quelqu’un s’obstine et patiemment les ramène à la vie. C’est peut-être aussi ce que leur apporte cette quête.

Plus on avance dans le récit, plus la narration devient intense. Entre fantômes et fêlures, les personnalités s’affinent, se délitent ou s’affirment.

Il écrit bien Jean, surtout les sentiments, les émotions. C’est un maelström qui vous aspire.

Je les envie en lisant le livre. J’envie leur silence, leur complicité, leurs engueulades, leur amitié sans effusion. J’envie l’intensité de leur vie.  

Et puis, il m’aura appris l’orthographe de l’expression « par acquit de conscience ». C’est pas rien ça 🤪.

Et les femmes dans tout ça ?

Elles sont là, à chaque page. Il nous livre un magnifique portrait de femmes de militaires. Sans apitoiement. Sans glorification. Avec justesse. Elles aussi elles combattent, tous les jours. Autant, si ce n’est plus qu’eux.

Et je repense à ce jeune militaire à Percy, qui, au hasard d’une pause clope, m’avait parlé de sa copine, parce que ça va pas être simple, elle va peut-être pas tenir, je sais pas ce que l’avenir nous réserve. Et moi, qui avais essayé de lui remonter le moral en mode « civil », en bonne mère de famille. Mais faut pas désespérer. Bien sûr que c’est pas simple. Mais y’a pas de raison si vous vous aimez. Quelle conne.

Jean est désormais dans ma bibliothèque et j’attends avec impatience le livre suivant.

LIV MARIA de Julia Kerninon

Chaud / Froid

Avant même d’ouvrir le livre, j’ai fait le grand huit.

D’abord ce titre « Liv Maria ». Magnifique. Un prénom de femme qui raconte une histoire à lui seul.

  • Liv, les pays du nord, le froid, les grands espaces, la mer et la rudesse.
  • Maria, le sud, la chaleur, la liberté, l’excès.

Un prénom à part qui exprime aussi la solitude. Partout chez soi et nulle part. Le titre nous invite. Allez viens, je t’emmène en voyage. Ce sera pas forcément un voyage d’agrément, il y aura de la houle mais ce sera beau.

Et puis cette phrase de présentation qui gâche tout : « Je suis mère, je suis menteuse, je suis une fugitive et je suis libre ». Vous commenciez à imaginer et on vous met un gros STOP. Ma fille, on va pas te laisser divaguer, tu vas suivre le cadre fixé. Mais arrêtez avec les phrases de présentation ! C’est censé donner envie mais ça caricature, ça agresse et ça ment sur la marchandise.

Mais quand même, ce prénom, ça vaut le coup de creuser

C’est parti !

Liv Maria est une enfant sauvage. Thure, son père, marin norvégien, a rencontré Mado, sa mère, qui tient le café d’une petite île bretonne. Mado est secrète, taiseuse. Thure est gai, il raconte les histoires comme un marin, c’est-à-dire bien et éveille sa fille aux livres. La vie est rude sur la petite île mais elle est belle. Jusqu’au jour où Liv Maria, adolescente, se fait agresser sexuellement. Sa mère l’éloigne du danger et l’envoie à Berlin chez sa tante. Elle va y tomber amoureuse, follement, passionnément, connaître la douleur de la rupture puis revenir dans son île lors du décès prématuré de ses parents. S’ensuit alors une fuite en avant à travers le monde. Après tout, logique pour une fille de marin. Le destin lui offrira un deuxième amour. Mais le destin est farceur et parfois cruel.

C’est plus une escapade qu’un voyage

C’est un portrait de femme, intense, peut-être trop. Finalement la phrase de présentation aurait dû m’alerter. Et c’est dommage car l’auteur est forte pour donner vie à des ambiances et des personnalités complexes. Avec une économie de mots, elle réussit à retranscrire des émotions, des sensations. C’est une écriture aride et juste. Tout est concentré et dense.

Malheureusement, Liv Maria a trop de vies différentes. En voulant montrer une femme libre et extrême, Julia Kerninon se perd dans des séquences anecdotiques et trop romanesques. Trop d’événements fondateurs qui diluent l’histoire au lieu de la nourrir. Tout ça en 161 pages, à marche forcée.

Ce livre a été pour moi comme un rendez-vous manqué mais un rendez-vous quand même car Julia a des choses à dire et elle les dit bien.

A suivre….

LE PINGOUIN d’Andreï Kourkov

Ce livre est une surprise

Je dirais même une belle surprise made in Airbnb. Cet été, j’ai eu la chance de profiter d’une maison normande avec une bibliothèque incroyable, des livres partout jusque dans la cuisine ! Un mélange de classiques, de romans contemporains français et étrangers qui témoignaient d’une grande curiosité et de goûts très éclectiques avec une légère prédilection pour la littérature russe (ou en tout cas des pays de l’Est). Le plus dur était de faire un choix et de réussir à lire ma sélection en une semaine.

Je parcourais l’ensemble et éprouvais l’axiome « trop de choix tue le choix ». Bon sang, ma fille, concentre-toi ! Je m’arrêtais sur une tranche, enfin plutôt le titre d’une tranche : « Le Pingouin », livre publié en 1996. Et là, j’ai découvert le pitch le plus what the fuck jamais lu. Je m’en vais vous le narrer.

Le pitch

Ça se passe à Kiev, dans l’Ukraine post-soviétique. Victor, écrivain, journaliste, fauché et solitaire, a adopté un pingouin, histoire de combler sa solitude. Pas facile d’adopter un pingouin, ni commun. Mais le zoo de Kiev, n’ayant plus les moyens de nourir ses pensionnaires, a proposé à l’adoption les plus inoffensifs. Victor a choisi Micha, le pingouin.

Sauf que Micha ne vit pas d’amour et d’eau fraîche. Il bouffe du hareng à longueur de journée et le hareng, ça coûte cher. C’est alors que Victor tombe sur une petite annonce des plus étranges. Un grand journal cherche quelqu’un capable d’écrire des nécrologies originales.

Victor a besoin de harengs donc, zou ! Il postule sans grand espoir. Et il est pris !

Au début, il choisit lui-même les personnalités sur lesquelles il souhaite écrire : grands noms du spectacle, des médias, de la politique et des affaires. Puis petit à petit, le rédacteur en chef qui l’a pris sous son aile, lui distille quelques noms.

Tout se passe bien, ses chroniques répondent en tous points aux exigences de ses employeurs. Problème : personne ne meurt. Victor désespère d’être publié un jour.

Ça ne va pas durer longtemps. Les élus de ses nécrologies se mettent à tomber comme des mouches et parfois, il faut bien le dire, dans des accidents bêtes, mais bêtes (un peu comme en ce moment chez les oligarques russes, voyez).

Féroce et tendre

Le sujet est original, le livre se lit facilement. On s’immisce dans le quotidien des quidams dans les pays de l’est.

Victor est semblable à l’image que je me fais de ces peuples qui subissent soit la dictature soit la corruption (ou les deux). Ces hommes qui vivent dans l’absence de l’État, des lois et où l’ordre est régi par les plus forts. On ne se rebelle pas, on courbe juste l’échine pour passer sous les radars et vivre le plus en paix possible même si c’est chichement, même s’il y a des injustices. Et Victor y excelle. Il prend ce qu’il y a à prendre et, s’il se pose beaucoup de questions dont il devine aisément les réponses, il semble s’en accommoder. Mais attention à l’eau qui dort.

C’est un livre masculin avec beaucoup d’hommes. Les femmes sont soit des souvenirs soit des présences éthérées, pourvoyeuses de douceur à laquelle les hommes s’accrochent désespérément.

C’est surprenant de partir d’un sujet aussi incongru et de décrire aussi finement la société. C’est parfois drôle (certains enterrements valent le détour), parfois émouvant, parfois mélancolique, toujours pittoresque. Et beaucoup plus profond que le laisse penser le résumé.

Une phrase décrit très bien la sensation étrange éprouvée : « Tout semblait familier mais ce n’était qu’une impression ».

Et Micha dans tout ça ? Il est omniprésent, double de Victor et témoin silencieux.

Laissez-vous séduire par « Le Pingouin ». J’espère que vous aimerez autant que moi.

LE MAGE DU KREMLIN de Giuliano da Empoli

En voilà un titre et un nom d’auteur qui en jettent !

« Un ouvrage indispensable pour comprendre ce qui se joue en Russie », « Un roman passionnant qui se dévore », « Un livre nécessaire qui vous éclairera sur l’âme russe ».

Les critiques sont bonnes et vu que je m’y connais autant en âme russe qu’en point de croix, ce livre est pour moi !

Et, Giuliano da Empoli, quel nom !!! Rien que de le prononcer à voix haute, je me mets à parler avec les mains et j’ai envie de manger des pâtes.

Tour à tour journaliste, conseiller politique pour l’Italie et la Suisse, il a écrit plusieurs essais. Ce livre est son premier roman. Bref, une tête bien pleine.

Le Mage du Kremlin ou la formidable ascension d’un petit-fils de paysan

Ce mage, c’est Vadim Baranov, un russe au parcours éclectique, qui a vécu l’effondrement de son pays et vu la corruption prospérer sur les cendres de l’ex-URSS. Désormais, elle était accessible à tous. Un monde sans lois où tout était possible pour qui avait un maximum d’ambition et un minimum de principes. De metteur en scène underground, il devient producteur de télé-réalité mainstream pour terminer comme éminence grise de Poutine. Mystérieux, invisible, il est nulle part et partout. Chaque décision de Poutine est susceptible d’être la sienne. Jusqu’au jour où il disparaît des écrans radar. Disgrâce ou choix ? Qu’importe ! La légende n’en devient que plus forte. Puis, une nuit, il va se confier au narrateur et tout lui raconter.

Analyse en trois points

Le thème : il est passionnant. Moi qui adore l’actualité et essaie (vainement, je vous rassure) de capter les enjeux géopolitiques du monde, ce sujet est parfait. On y croise des gens qui existent dans la vraie vie : Poutine, Gorbatchev, Clinton. Vous avez l’impression d’être en terrain connu, au coeur du pouvoir, et surtout de pénétrer dans ses coulisses, là où se forgent les décisions et les trahisons.

La forme : ça se lit d’une traite. C’est fluide, accessible et la narration vous happe. Une sorte de thriller politique. En Russie, même la politique est romanesque. Pas besoin de beaucoup forcer, ce pays a toujours pondu des personnages à la fois dantesques et truculents.

Le fond : eh bien je m’interroge encore, plus d’un mois après l’avoir lu. Est-ce un très bon roman doublé d’un cours magistral de géopolitique ou juste un très bon roman ? Je vais essayer de m’expliquer. Ce livre nous donne l’impression de comprendre la Russie, les russes et leur rapport au monde. Mais ce n’est peut-être qu’un leurre. Il nous dit ce qu’on veut entendre. Si je caricature :

  • les russes ne connaissent rien d’autre que la souffrance et les privations. C’est à la fois leur étendard et leur supériorité face à un occident imbu de lui-même et paralysé par le confort. Deux mondes qui ne jouent pas dans la même cour et n’ont pas les mêmes aspirations. Ça nous rassure, on a l’impression de mieux appréhender et maîtriser une situation incontrôlable. 
  • Et surtout, une question me taraude après la lecture de ce roman. L’auteur nous livre-t-il un enchaînement implacable qui ne peut qu’aboutir à la situation actuelle ? Ou est-il parti de la situation actuelle pour en déduire son raisonnement ? Comme si on avait déjà le résultat d’un problème de maths, voyez ? Ce qui n’est pas du tout pareil et peut remettre en cause la justesse de son analyse (oui, me prendre la tête, ma passion).

Je ne suis pas sûre de savoir ce qu’est l’âme russe, elle conserve tout son mystère et c’est très bien comme ça. Ce roman est très bon et je vous le conseille. Cherry sur la pavlova, il figure dans la première sélection du Goncourt.

MALEVIL de Robert Merle

Robert Merle, Robert Merle 🤔

Un poète ? Un vieux poète ? Grabataire ? Mort ? Bon sang, je ne sais rien de lui, je le connais de nom mais après, c’est le vide intersidéral. Forcément, on me l’a conseillé, je ne pense pas à Robert Merle le matin en me rasant.

« Si, si, c’est vraiment bien, je suis sûre que tu aimeras », « Malevil a marqué mon adolescence ». Diantre ! Carrément ? En voilà une personne audacieuse et qui ne manque pas d’air.

On va déjà le googleliser pour voir sa tête. Robert. On me propose Roberto Alagna, Robert Palmer, Robert Mitchum. Manifestement, y’a pas que moi qui suis passée à côté.

Je l’ai ! J’apprends qu’il est né en Algérie en 1908 et mort en 2004 dans les Yvelines. Ça ne m’avance pas beaucoup. En revanche, coup de tonnerre, c’est lui qui a écrit « La mort est mon métier ». Saperlipopette, j’ai déjà lu du Robert Merle. J’apprends que son premier roman est « Week-end à Zuydcoote » qui a obtenu le prix Goncourt dans la foulée et une adaptation cinématographique 15 ans plus tard avec Jean-Paul Belmondo.

C’est de l’excellent pedigree, je me laisse donc convaincre. Zou pour « Malevil » !

Ça commence comme du Pagnol….

Emmanuel, le narrateur raconte sa vie dans la France des campagnes. Il dit sa région et ses habitants hauts en couleur. Ça fleure bon le terroir, les champs, le pâté de campagne et la vie simple ; pas forcément plus heureuse mais plus simple en apparence. La narration est fluide et maîtrisée. Le language est multiple, châtié, patoisé. C’est drôle, émouvant, époustouflant. C’est vif comme un animal sauvage, gouleyant comme un bon vin.

L’Événement

Emmanuel nous parle de sa vie et de ses bornes c’est-à-dire les étapes clés qui l’ont jalonnée. Il y en a 7. Jusqu’à l’Événement. Au stade où j’en suis je me dis que l’Événement est un accident de voiture qui l’a laissé paralysé ou la découverte qu’il est le fils caché du chatelain du coin ou encore qu’il a un oncle en Amériques qui, en mourant, lui lègue toute sa fortune. AhAhAh, que nenni ! Putain, l’Événement ! Mais l’Événement bon sang ! Heureusement que je n’ai pas googlelisé le livre avant, ça m’aurait volé le choc et l’incrédulité que j’ai ressentis.

A partir de l’Événement, un deuxième livre commence.

Oubliez tout ce que vous savez, on change de paradigme. Exit ce quotidien rural, rassurant, éternel. Sans changer de lieu, on se découvre perdus, vulnérables et terriblement imparfaits.

Momo

Emmanuel n’est pas seul. Il y a La Menou, Peyssou, Meyssonnier, Miette, Colin, La Falvine et Thomas, pour ne citer qu’eux.

Et il y a Momo. Momo, c’est le fils de La Menou. Un grand costaud de 49 ans, simple d’esprit, que sa mère protège, couve et rabroue.

Momo c’est mon coup de ❤️. Il m’a fait rire et pleurer. Il s’exprime difficilement, déteste se laver. Je le voyais, sous mes yeux, en train de courir se cacher quand sa mère l’appelait pour la douche. Et quel couple avec sa mère ! Ils ont été tous les deux mes plus grands fous rires de l’été.

 Je ne peux pas vous en dire plus. Lisez-le, mais sans vous renseigner sur internet avant, sans lire le résumé. Soyez vierge de toute cette histoire et laissez-vous porter. Que c’est beau un livre singulier qui vous saisit comme ça.

Je finirai avec Momo et une de ses fameuses phrases : « Mé bouémalabé oneieu emebalo ».

A vous de trouver sa traduction !

CHER CONNARD de Virginie Despentes

LA star de la rentrée littéraire

Elle est partout ! Dans les émissions littéraires, les magazines féminins, dans les devantures de (presque) toutes les librairies. Certain-e-s s’en offusquent : plus de place pour les autres, les premiers romans, les moins connus, elle monopolise tout !

C’est pas faux. Mais honnêtement, je comprends. Avec Despentes, on sait qu’il va se passer quelque chose et on ne sait pas quoi. De plus, depuis le 3ème tome de « Vernon Subutex », elle n’avait rien publié. Et il s’en est passé des choses depuis 2017 : MeToo, les femmes, la jeunesse… La société évolue à vitesse grand V. Elle a forcément un avis, va en parler et ça va décoiffer. Bref, une excellente cliente de promo et une excellente lecture en vue.

Virginie et moi

Je l’aime bien. Plus, même. J’ai beaucoup de tendresse pour elle. Avant même de lire des livres d’elle. J’ai toujours aimé son franc parler, son naturel, sa façon de s’assumer et d’assumer. Il y a un mélange de force et de fraîcheur qui se dégage d’elle en interview. Comme si elle n’avait pas conscience qu’elle puisse choquer ou tout du moins interloquer. Comme si elle était étonnée d’être la seule à s’être frottée à la vraie vie.

Côté livres, j’en ai lu deux.

  • Le premier « Vernon Subutex ». Energique, féroce, drôle, triste. J’ai vraiment essayé d’aimer. Mais je n’y suis pas arrivée.
  • Et « Baise-moi », un coup de coeur énorme (chronique ICI). Vraiment. Et finalement, je suis bien contente de l’avoir lu 20 ans après sa sortie. Dépouillé de tous les scandales qui l’ont accompagné.

Cher connard

Je vais donc parler d’un livre que je n’ai pas terminé et que je ne finirai pas. Là encore, j’ai essayé et j’ai abdiqué au premier tiers. Autant vous dire que ce ne sera pas la chronique la plus juste ou fidèle ou inspirée ou tout ce que vous voudrez. Mais il faut que j’en parle.

« Cher connard » c’est deux paumés qui s’écrivent par mail (ou sur les réseaux, j’ai rien compris). Enfin, deux paumés… L’un est un écrivain qui a une certaine notoriété et qui se prend MeToo en pleine figure alors qu’il s’est toujours cru irréprochable. L’autre est une actrice vieillissante qui commence à se fatiguer de tout le cinéma autour du cinéma. Malgré leur statut prestigieux (écrivain et actrice, merde, ça en jette), ils restent paumés dans leur tête, la condition, le succès et la notoriété n’y changent rien. Il paraît que lorsqu’on a été gros, enfant, on peut perdre tous les kilos qu’on veut, on restera toujours gros dans sa tête. Ben là c’est pareil, sauf qu’ils sont pas gros, ils sont paumés.

Il y a également une 3ème protagoniste, une jeune attachée de presse qui accuse l’écrivain de harcèlement sexuel (personnage sans aucun intêret, en tous cas jusqu’à la page 70).

Tout y passe, MeToo, le féminisme, les addictions, le milieu social, les parents, la société. On voulait entendre Virginie, ben on va l’entendre ! Sauf qu’il y a tellement d’affirmations, tout et son contraire que je m’y perds. J’en arrive à ne plus savoir ce que je pense.

Et ça chouine, ça geint, ça assène des certitudes à la pelle. Deux personnes qui se raccrochent à des convictions comme des naufragés à une planche pourrie. C’est poussif. Je trouve les certitudes fatiguantes, choquantes, agressives, plus que la violence ou le verbe cru. J’aime les hésitations, les doutes, les mauvaises décisions, j’aime quand on va dans le mur et qu’on y va franchement. Je n’aime pas cette (pseudo) rédemption à 2 balles, même si c’est peut-être une forme de sagesse. J’avais envie de leur hurler : « mais sortez dehors, vivez, arrêtez de causer, vous êtes chiants ».

Je ne dis pas ça pour le plaisir de brûler une idole. Je l’aime toujours Virginie. Mais pas « Cher connard ».

LE MOT de Victor Hugo

Braves gens, prenez garde aux choses que vous dites !
Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes ;
Tout, la haine et le deuil !
Et ne m’objectez pas
Que vos amis sont sûrs
Et que vous parlez bas…
Ecoutez bien ceci :
Tête-à-tête, en pantoufle,
Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
Vous dites à l’oreille du plus mystérieux
De vos amis de cœur ou si vous aimez mieux,
Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
Dans le fond d’une cave à trente pieds sous terre,
Un mot désagréable à quelque individu.
Ce mot, que vous croyez que l’on n’a pas entendu,
Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre,
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l’ombre ;
Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin ;
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;
Au besoin, il prendrait des ailes, comme l’aigle !
Il vous échappe, il fuit, rien ne l’arrêtera ;
Il suit le quai, franchit la place, et cætera
Passe l’eau sans bateau dans la saison des crues,
Et va, tout à travers un dédale de rues,
Droit chez le citoyen dont vous avez parlé.
Il sait le numéro, l’étage ; il a la clé,
Il monte l’escalier, ouvre la porte, passe, entre, arrive
Et railleur, regardant l’homme en face dit :
« Me voilà ! Je sors de la bouche d’un tel. »
Et c’est fait. Vous avez un ennemi mortel.

COMMENT JE M’APPELLE de Anne Sylvestre

Si vous le savez comment je m’appelle

Vous me le direz, vous me le direz

Si vous le savez comment je m’appelle

Vous me le direz, je l’ai z’oublié

Vous me le direz, je l’ai z’oublié

Quand j’étais petite et que j’étais belle

On m’enrubannait de ces noms jolis

On m’appelait fleur sucre ou bien dentelle

J’étais le soleil et j’étais la pluie

Quand je fus plus grande hélas à l’école

J’étais la couleur de mon tablier

On m’appelait garce on m’appelait folle

J’étais quelques notes dans un cahier

Si vous le savez comment je m’appelle

Vous me le direz, vous me le direz

Si vous le savez comment je m’appelle

Vous me le direz, je l’ai z’oublié

Vous me le direz, je l’ai z’oublié

Quand j’ai pris quinze ans que s’ouvrit le monde

Je crus qu’on allait enfin me nommer

Mais j’étais la moche et j’étais la ronde

J’étais la pleurniche et la mal lunée

Quand alors j’aimai quand je fus sourire

Quand je fus envol quand je fus lilas

J’appris que j’étais ventre même pire

Que j’étais personne que j’étais pas

Si vous le savez comment je m’appelle

Vous me le direz, vous me le direz

Si vous le savez comment je m’appelle

Vous me le direz, je l’ai z’oublié

Vous me le direz, je l’ai z’oublié

Quand je fus berceau et puis biberonne

J’oubliais tout ça quand je fus rosier

Puis me réveillais un matin torchonne

J’étais marmitasse et pierre d’évier

J’étais ravaudière et j’étais routine

On m’appelait soupe on m’appelait pas

J’étais paillasson carreau de cuisine

Et j’étais l’entrave à mes propres pas

Si vous le savez comment je m’appelle

Vous me le direz, vous me le direz

Si vous le savez comment je m’appelle

Vous me le direz, je l’ai z’oublié

Vous me le direz, je l’ai z’oublié

Puis un jour un jour du fond ma tombe

J’entendis des voix qui se rappelaient

Plaisirs et douleurs souvenirs en trombe

Et j’étais vivante et on m’appelait

Peu importe alors l’état de la cage

Le temps qu’il faudra pour s’en évader

Je saurai quoi mettre en haut dans la marge

Pour recommencer mon nouveau cahier

Je sais maintenant comment je m’appelle

Je vous le dirai je vous le dirai

Je sais maintenant comment je m’appelle

Et c’est pas demain que je l’oublierai

Et c’est pas demain que je l’oublierai

Et c’est pas demain que je l’oublierai

Créez un site ou un blog sur WordPress.com

Retour en haut ↑